25/01/2012

Retour à Kabaya pour Léon Mugesera



Le poste radio des années soixante est posé à côté de la marche d’escalier de la maison. Au Rwanda, et particulièrement sur les collines, c'est le seul lien vers le reste du monde. Habituellement, pour en savoir plus sur notre propre pays, nous nous abreuvons des nouvelles diffusées par les radios étrangères: RFI, Voice of America, Deutshe Welle. Ensuite, je traduis en kinyarwanda pour ma grand-mère ou de l'anglais vers le kinyarwanda pour ma mère. Bien sûr, nous écoutons également les informations de Radio Rwanda toujours censurées et souvent propagandistes. Ce jour-là, un après-midi qui ne présageait d’aucune mauvaise nouvelle a priori, nous sommes assis dehors, ma famille et les amis, nous passons le temps en triant les haricots dans une humeur plutôt bonne, même si la guerre fait rage dans le nord du pays. Soudain, la radio d'État diffuse des extraits d'un discours prononcé à Kabaya dans la région de Gisenyi le dimanche 22 novembre. L'orateur, est un certain Dr Léon Mugesera, le vice-président du parti MRND dans la préfecture de Gisenyi, le parti du pouvoir.

Nous sommes stupéfaits, ce qui sort de ce petit poste nous terrifie. Avec un ton halluciné, un ton de possédé, d'une voix aiguë, Léon Mugesera, un petit homme malingre, barbu, aux grosses lunettes, déverse un flot de paroles haineuses. C'est un appel au meurtre des opposants Hutu, c'est une invitation à l'extermination. Ce qu'il demande c'est l'apocalypse, l'apocalypse pour les Tutsi du Rwanda.

Ikindi cyitwa kutavogerwa mu gihugu murabizi : abantu bitwa inyenzi ntimukongere kuvuga inkotanyi : ni inyenzi pe ! Abantu bitwa inyenzi bafashe inzira baradutera.

Une autre chose qu'on peut appeler "ne pas se laisser envahir" dans le pays, vous connaissez des gens qu'on appelle « inyenzi » (cancrelats), ne les appelez plus « inkotanyi » (combattants tenaces), car ce sont tout à fait des ‘inyenzi ». Ces gens appelés inyenzi se sont mis en route pour nous attaquer.


Kutavogerwa rero murabizi mwa babyeyi mwe, murabizi, muzi y'uko hali inyenzi zili mu gihugu, zafashe abana bazo zibohereza ku rugamba kujya gufatanya n'inkotanyi. Ibyo ni ibintu mwiyumvira, muzi. Ejo navuye muli Nshili ku Gikongoro ku mupaka w'uBurundi, nyura n'i Butare hose bagiye bambwira umubare w'abana bagiye, bakambwira bati : "Banyura, n'ubajyana kuki badafatwa, n'iyo milyango" ? None rero mbabwire : biranditse mu mategeko ngo mu gitabo cy'amategeko ahana ngo : "Azahanishwa urupfu umuntu wese uzafata abasilikare ashatse mu giturage hose ashaka abana abaha ingabo z'amahanga zitera Republika". Biranditse. Kuki abo babyeyi bohereje abana batabafata ngo babatsembe ? Kuki badafata abo babajyana na bo bose ngo babatsembe ? Ubu mutegereje ko bazaza kudutsemba koko ?!?

Vous savez ce que c'est, chers parents,  « ne pas se laisser envahir », oui, vous le savez. Vous savez qu'il y a au pays des « inyenzi » qui ont profité de l'occasion pour envoyer leurs enfants au front, pour aller secourir les « inkotanyi ». [...] " Je vous le dis donc maintenant, cela est écrit dans la loi, dans le livre du Code Pénal : « Sera passible de peine de mort toute personne qui recrutera des soldats en les cherchant parmi la population, en cherchant partout des jeunes qu'elle ira donner aux forces armées étrangères qui attaqueront la République ». C'est écrit. Pourquoi n'arrête-t-on pas ces parents qui ont envoyé leurs enfants et pourquoi ne les extermine-t-on pas ? Pourquoi n'arrête-t-on pas ceux qui les amènent et pourquoi ne les extermine-t-on pas tous ? Attendons-nous que ce soit réellement eux qui viennent nous exterminer ?

Mperutse kubwira umuntu wali unyiraseho ngo ni za PL. Ndamubwira nti : "ikoza twakoze muli 59, nubwo nali umwana, nuko twabaretse mugasohoka". Mubaza niba atarumvishe inkuru y'abaFalasha, basubiye iwabo muli Israyeli bavuye muli Ethiopiya ambwira ko atayizi, nti : "Ntabwo uzi kwumva no gusoma ? Jye ndakumenyesha ko iwanyu ali muli Ethiopiya, ko tuzabanyuza muli Nyabarongo mukagera yo bwangu" !  

Dernièrement j'ai dit à quelqu'un qui venait de se vanter devant moi d'appartenir au PL. Je lui ai dit : « L'erreur que nous avons commise en 1959 est que, j'étais encore un enfant, nous vous avons laissés sortir ». Je lui ai demandé s'il n'a pas entendu raconter l'histoire des Falashas qui sont retournés chez eux en Isräel en provenance de l'Ethiopie ? Il m'a répondu qu'il n'en savait rien ! Je lui ai dit :  « Ne sais-tu pas donc ni écouter ni lire ? Moi, je te fais savoir que chez toi c'est en Ethiopie, que nous vous ferons passer par la Nyabarongo pour que vous parveniez vite là-bas. » 

Murumva ko icyo abo bagabo bambwiye n'abo bagore bahungiye mu bintu hilya iliya ibyo mujya mwumva, balifuza nabo amatora ; igihugu cyose kilifuza amatora, kugira ngo kiyoborwe n'intwali nk'uko gisanzwe kili. Umva rero natwe twese icyo twakora ni icyo : ni ugusaba ayo matora. Maze rero kugira ngo nsoze, ndagira ngo mbibutse ibintu maze kubabwira bikomeye : icy'imena, ni ukutavogerwa, kugira ngo n'abasamba batagira uwo bahitana muli mwe. Ntimugatinye : mumenye ko uwo mutazakata ijosi ali we uzalibakata ! Nkababwira rero ko abo batangira kugenda hakili kare, bakajya gutura muli bene wabo, bakajya no mu nyenzi, aho kuduturamo ngo babike imbunda, nidusinzira baturase ! Maze rero mubahambilize, bafate inzira bagende, ntihakagire n'ugaruka kuvugira aha, uzana n'ibyahi ngo ni amabendera !  

Vous comprenez que ce que m’ont dit ces hommes et ces femmes qui ont fui dans ces circonstances que vous entendez de temps en temps à gauche, à droite, c’est qu’ils souhaitent eux aussi des élections; tout le pays souhaite des élections pour qu’il soit dirigé par des braves comme cela se passait habituellement. Comprenez donc, ce que nous devrions tous faire, c’est cela, c’est réclamer ces élections. Pour que je puisse terminer donc, je voudrais vous rappeler toutes les choses importantes dont je viens de vous entretenir: la plus essentielle est de ne pas nous laisser envahir, de peur que même ceux-là qui agonisent n’emportent personne parmi vous. N'ayez pas peur : sachez que celui à qui vous ne couperez pas le cou, c'est celui-là même qui vous le coupera. Je vous dis donc que ces gens là devraient commencer à partir pendant qu'il est encore temps et à aller habiter parmi les leurs ou aller même parmi les «Inyenzi » au lieu d'habiter parmi nous en conservant des fusils, pour que quand nous serons endormis, ils nous tirent dessus. Faites donc les plier bagage, qu'ils prennent le chemin du départ, de façon que plus personne ne revienne ici prendre la parole et que plus personne n'apporte des chiffons prétendus être des drapeaux !


Nous sommes sidérés. Bien sûr, nous avions déjà entendu des paroles haineuses contre les Tutsi sur les collines, mais jamais un discours aussi violent, n'avait été encore diffusé par la radio nationale. Pendant ce moment particulier, nous nous sommes tous regardés sans nous dire un mot, nous nous sommes dépêchés de terminer ce que nous faisions et avons attendu que le pire arrive...Nous comprenons que c'est un signal, c'est la preuve que tout est possible. Ce blanc-seing laissé au directeur de la radio par le pouvoir, c'était un avertissement aux membres de l'opposition qui venaient d'être investis, considérés comme des traîtres, un message aux rebelles du FPR afin de leur faire savoir que leurs familles étaient en danger de mort. Pour nous les Tutsi du Rwanda, le message était simple, d'une simplicité élémentaire : nous allons vous tuer, nous allons vous tuer tous, nous allons vous exterminer jusqu'aux derniers. Et c'est ce qui arriva deux ans plus tard en 1994. Ce soir-là même, à la tombée de la nuit, un homme venant de la ville de Kigali où habitait mon père, nous apporta un message nous priant de quitter notre colline et de venir nous installer en ville, le temps que les choses se calment. Une partie de la famille de ma mère se déplaça, vint chez nous, pour mourir ensemble, disait tout le monde. Nous entendions des sifflets partout, des tambours, des cris de joie et de menace de la part des voisins, le moment était grave.

Dès le lendemain matin, nos voisins extrémistes Hutu, enivrés par ce discours désinhibant nous ont menacé,  en jetant des cailloux sur notre maison, en tapant à nos fenêtres, en chantant à notre passage des chansons disant que nous étions des serpents, des cafards, des déchets dont il fallait se débarrasser, en nous invitant à retourner chez nous (en Ethiopie/Abysinnie suivant la théorie hamitique), en faisant le geste de nous couper le cou. Nous retrouvions des menaces de morts courageusement laissés devant notre porte par des mains anonymes. Mais nous eûmes un sursis, car devant l'énormité du discours de Mugesera, les associations de droit de l'homme ont réagi, poussant le ministre de la justice (à l'époque dans l'opposition) à lancer un mandat d'arrêt contre Léon Mugesera. Celui-ci prit immédiatement la fuite, et, grâce à ses réseaux catholiques et universitaires québécois, quitta le Rwanda pour l'Espagne, puis la ville de Laval au Québec. Il y resta 20 ans. Il y serait toujours aujourd’hui sans le travail et la ténacité de nombreux Canadiens, de rwando-canadiens, notamment Josias Semujanga et Jean-Paul Nyilinkwaya.
                                                                                                                            
Aujourd'hui Léon Mugesera va se retrouver face à des juges rwandais. Et, eux n'auront pas besoin du traducteur Eugène Shimamungu, appelé à la rescousse par Mugesera devant les tribunaux canadiens. Shimamungu qui a été pris en flagrant délit de « gymnastique interprétative » par l'arbitre de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié et sa traduction « teintée de partialité » a été « jugée non crédible ». Devant une Chambre du TPIR, le même individu avait tenté en vain de rendre anodin le discours de Théodore Sindikubwabo, président intérimaire du Rwanda prononcé à Butare le 19 avril 1994 et retransmis sur Radio Rwanda. L'auteur de l'hagiographie « Juvénal Habyarimana, l'homme assassiné le 6 avril 1994 » avait traduit littéralement « gukora (travailler) » « aller cultiver » quand tous les habitants de Butare avaient compris son sens codé, c'est-à-dire : « allez tuer les Tutsi ».

Certains intellectuels rwandais utilisent souvent le goût des Rwandais pour la métaphore, pour faire passer des messages cachés. Le discours de Théodore Sindikubwabo fut le signal du début du génocide à Butare, celui de Mugesera déclenchera le massacre de dizaines de Tutsi au nord du pays, et il sera utilisé abondamment par les animateurs de la Radio Télévision Libre des Mille Collines qui incitait d'avril à juillet 1994, au génocide des Tutsi et à l’assassinat des Hutu qui s’y opposaient. Lorsque les juges rwandais entendront les mots de Mugesera prononcés à Kabaya, ils entendront la même chose que nous, sur les collines en novembre 1992, personne n'aura à leur expliquer ce que Léon Mugesera voulait dire par Kuki badafata abo babajyana na bo bose ngo babatsembe ?[2] ou Jye ndakumenyesha ko iwanyu ali muli Ethiopiya, ko tuzabanyuza muli Nyabarongo mukagera yo bwangu" ![3]  


Ce matin, c'est avec une immense émotion que j'ai regardé les images de Léon Mugesera menotté sur le tarmac de l'aéroport de Kigali. J'ai pleuré en repensant à Joseph qui fut sans doute parmi les premiers au Rwanda à retranscrire le discours de Kabaya en 1992 et qui m'en donna une copie. Isibo, un journal d'opposition, le publia le premier au Rwanda [4]. Joseph Mudatsikira et André Kameya, le fondateur du journal « Rwanda Rushya », tous deux journalistes de talent, seront sauvagement assassinés pendant le génocide des Tutsi. J’ai une pensée pour eux aujourd’hui et, je salue leur courage.

Aujourd'hui, Léon Mugesera va se retrouver face à la jeunesse rwandaise, qui n'a entendu parlé du « discours de Léon Mugesera » que dans les livres d'histoire ou dans les témoignages de ceux qui l’ont entendu à l’époque. Et c'est sans doute cela le plus important. Que, à la suite d'un procès juste et équitable, un procès public devant le peuple rwandais, en kinyarwanda, les anciens qui l’ont subi retrouvent l’apaisement, et que la jeunesse rwandaise comprenne pourquoi l'ethnisme n'a plus droit de cité au Rwanda.


[1] Traduction du professeur Thomas Kamanzi admise comme preuve par la justice canadienne.
[2] « Pourquoi n'arrête-t-on pas ceux qui les amènent et pourquoi ne les extermine-t-on pas tous ? »
[3]  « Chez toi c'est en Ethiopie, que nous vous ferons passer par la Nyabarongo pour que vous parveniez vite là-bas ».
[4] Isibo, n° 77, 22-29 novembre 1992, pp. 6-9 : « Gucyura Abatutsi ni ukubanyuza iya yabarongo ! (Mugesera Léon, meeting MRND Kabaya) ».